Scénarios RTE : Une entreprise publique au service du projet politique de Macron ?

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Le 25 octobre 2021, l’entreprise publique RTE (Réseau de Transport d’Électricité) a publié son rapport de prospective énergétique « Futurs Énergétiques 2050 ». Pour celles et ceux qui suivent un peu l’actualité énergie, ce rapport a suscité un certain nombre de réactions : instrumentalisation d’une entreprise publique pour les uns, preuve qu’il est possible de se passer du nucléaire pour les autres… Je vous décode ça1.

« Scénario » et « RTE » … en quelques mots

Pour celles et ceux qui seraient un peu perdus, voici un petit décryptage des notions fondamentales.

  • Un scénario de transition énergétique est un travail complet et technique cherchant à montrer comment nous pouvons répondre à nos besoins en énergie dans les années à venir, et comment ces besoins vont varier. Ce travail permet de dire, par exemple, que le fait de rénover tant de logements permettra tant d’économie d’énergie, qu’il nous faudrait tant d’éoliennes en 2050, ou pour certains que le nucléaire est indispensable. Ce genre de travail repose sur beaucoup d’hypothèses, et doit donc être régulièrement mis à jour. Il faut savoir qu’une telle publication n’a rien d’exceptionnel, même si elle impressionne par sa taille, et qu’il en existe déjà de nombreuses.
  • RTE (Réseau de Transport d’Electricité) est une entreprise publique qui s’occupe des réseaux haute tension d’électricité, les « autoroutes de l’électricité ». Ils sont en charge de l’équilibrage du réseau, c’est-à-dire de veiller à ce qu’à tout moment, on produise autant d’électricité qu’on en consomme. C’est notamment pour ce faire qu’ils sont en charge de faire des prévisions de besoins et de production d’électricité.
  • Trajectoire énergétique : l’enjeu c’est la trajectoire, le chemin de transition que nous allons prendre. Car derrière les courbes de tableurs Excel se cache une forme de planification et donc des investissements, des politiques publiques, des décisions importantes et impactantes pour la vie des gens.

Pourquoi le scénario « Futurs Énergétiques 2050 » pose problème ?

Lors de son annonce « France 2030 », à mi-chemin entre l’entrée en campagne et un plan de relance, Emmanuel Macron a déclaré : « Le premier sujet c’est la production de l’énergie. […] J’aurai l’occasion de revenir ces prochaines semaines sur l’opportunité de construire de nouveaux réacteurs, et la stratégie ; puisqu’il y aura un travail que j’ai demandé à RTE qui aura avancé. »2. C’était donc à prévoir qu’il utilise les ingénieurs de RTE pour produire un document qui aille dans le sens de son projet politique : refus de la sobriété et relance du nucléaire.

Bon, déjà, disons le : quand on lit le scénario en détail, il y a un chemin proposé qui se passe du nucléaire et atteint la neutralité carbone en 2050. Mais en fait, il y a quelques soucis.

Des « résumés » orientés

Les travaux de ce type sont souvent découpés en plusieurs documents, qui s’adressent à différentes personnes : le rapport complet, qui fait plusieurs centaines ou milliers de page et que peu de personnes liront, sauf pour chercher quelque chose en particulier ; un résumé exécutif ou résumé pour décideurs, qui fait quelques dizaines de pages et sera lu par celles et ceux qui sont prêts à passer 30 minutes sur le sujet, idéalement les décideurs politiques ; et un résumé en une ou deux pages, thématisé et organisé pour voir et comprendre ce qu’il faut que l’on retienne en un coup d’œil.

Si vous lisez les résumés du rapport produits par RTE, vous vous apercevrez qu’ils sont beaucoup plus orientés que le rapport détaillé. C’est souvent le cas : les rapports de plusieurs centaines de pages (ou milliers pour le GIEC) sont réalisés par des techniciens ou scientifiques, alors que les résumés détaillés sont scrutés et validés par les politiques. L’idée étant que la presse et les gens iront, dans le meilleur des cas, jusqu’à lire le rapport résumé, et donc il y a plus d’enjeux politiques dans ces résumés.

Dans le résumé d’une page donc, qui se compose de 18 points thématisés, on trouve certaines formules qui posent problème. Pour ne prendre que quelques exemples :

  • « 1 _ Agir sur la consommation grâce à l’efficacité énergétique, voire la sobriété est indispensable pour atteindre les objectifs climatiques » : Cette phrase laisse penser que la sobriété est optionnelle, alors que tous les scénarios sérieux appuient sur le fait qu’elle est centrale. Le scénario RTE lui-même le montre, et une approche de la raréfaction des métaux permet aussi de le démontrer. Dans ce cadre, la commande politique est visiblement de ne surtout ne pas remettre en cause notre mode de vie consumériste. Résultat : le rapport complet parle de sobriété mais elle est mise sous le tapis par les scénarios et les résumés.
  • « 6 _ Construire de nouveaux réacteurs nucléaires est pertinent du point de vue économique, a fortiori quand cela permet de conserver un parc d’une quarantaine de GW en 2050 (nucléaire existant et nouveau nucléaire) » : On voit ici que RTE cherche à lier les anciennes centrales nucléaires (celles qui ont 40 ans), et les nouvelles (pas encore construites). Par liés, je veut dire qu’ils cherchent à faire croire que l’enjeu est le même, alors que les écologistes par exemple s’opposent à la construction de nouvelles centrales et veulent fermer les anciennes centrales au fur et à mesure de leur fin de vie, donc les maintenir encore un peu. Cette affirmation de RTE est en complet décalage avec les chiffres avancés dans le rapport, ne prend pas en compte les risques économiques inhérents au nucléaire dans les coûts (voir la partie « Bonne nouvelles » de ce billet) et surtout cherche péniblement à faire croire à une continuité entre les anciens et les nouveaux réacteurs. Or ce lien n’est absolument pas démontré : on peut très bien conserver les anciennes centrales et les fermer au fur et à mesure de leur vieillissement, sans relancer de nouveaux réacteurs. C’est donc beaucoup plus un élément de langage qu’une synthèse sincère du rapport.
  • « 11 _ Les scénarios à très hautes parts d’énergies renouvelables, ou celui nécessitant la prolongation des réacteurs nucléaires existants au-delà de 60 ans, impliquent des paris technologiques lourds pour être au rendez-vous de la neutralité carbone en 2050 » : Cette appréciation semble contradictoire avec le contenu du rapport, qui précise bien que le défi technologique n’est pas tant autour de la production d’énergie, mais autour du stockage et la gestion du réseau qui se posera dans tous les cas, quel que soit le scénario retenu. Il y a donc un plus grand défi pour un scénario 100% renouvelable, mais le résumé exagère ce défi. Et surtout, RTE fait une hypothèse que les technologies nucléaires (EPR et SMR) seraient matures, alors que la première est un fiasco et la deuxième n’existe pas encore. Bref, ici on retrouve la patte des lobbys nucléaires.

A noter qu’il y a d’autres affirmations avec lesquelles les écologistes sont d’accord, et qui sont fidèles au rapport détaillé, car c’est parfois la droite anti-énergies renouvelables qui est la cible, comme par exemple pour le point « 4 _ Atteindre la neutralité carbone en 2050 est impossible sans un développement significatif des énergies renouvelables« .

Des « scénarios » orientés

Les scénarios sur lesquels RTE a communiqué consistent à faire varier la part du nucléaire. C’est-à-dire qu’ils ont estimé la quantité d’énergie que nous consommerons dans les année à venir, puis ils ont cherché à répondre à ce besoin soit par du 100% énergies renouvelables, soit avec une part de nucléaire.

En faisant cela, ils font penser que le débat autour de l’énergie tourne autour de la part du nucléaire. Or c’est faux : le gros du débat tourne autour de la quantité d’énergie que nous consommons, de la mise en place de politiques de sobriété ou non, de l’accaparation des ressources par une petite partie de la population mondiale 3. Le but est de polariser le débat autour de la position du gouvernement (pour le nucléaire), et donc de diviser la gauche et les écologistes qui ont eu des divergences sur ce sujet. Si les scénarios portaient sur la part de sobriété, cela aurait mis le gouvernement en porte-à-faux.

De plus, il est reproché à RTE de ne pas avoir assez travaillé sur les leviers de sobriété, et de ne pas avoir assez chiffré l’effet de la sobriété (d’un point de vue économique comme d’économie d’énergie).

Les quelques bonnes nouvelles et choses à retenir

Le 100% renouvelable … option la plus réaliste ?

L’option 100% renouvelable est réaliste, que ce soit au niveau technique comme économique, avec un surcoût maitrisé. Entre le scénario « sans » et « avec » nucléaire, il y a une différence de 21 milliards d’euros par an.

« De 45 milliards d’euros aujourd’hui nécessaires pour produire toute l’électricité consommée en France, la facture annualisée passerait de 59 milliards à 80 milliards d’euros à l’horizon 2060, selon les hypothèses, pour une consommation de 645 TWh. Étant entendu que la France « économiserait » en parallèle toutes les importations de pétrole et de gaz. »

Article du monde du 25 octobre 2021 : « Électricité : entre le nucléaire et les énergies renouvelables, six scénarios pour 2050« 

Évidement cela peut sembler beaucoup, mais il faut le mettre en parallèle avec le risque économique que représentent les réacteurs nucléaires : l’EPR de Flamanville chiffré en 2007 à 3,5 milliards d’euros à été revu a la hausse en mars 2020 à 19,1 milliards d’euros, soit un dérapage de 15,6 milliards d’euros.4 Sachant que le scénario pro-nucléaire projette la construction de 8 à 14 nouveaux EPR, plus des petits réacteurs appelés SMR (pour Small Modular Reactor), on voit bien que, à quelques « dérapages » près, les scénarios se rejoignent presque.

Augmentation successives des couts de l’EPR. Infographie du monde : « Visualisez en graphiques l’énième dérapage financier de l’EPR de Flamanville« 

D’ailleurs, les chiffres présentés par RTE dans les résumés sont ceux qui sont (presque) les plus favorables au scénario nucléaire. Car suivant les hypothèses que l’on prend – risque industriel, optimisation des couts des énergies renouvelables… – ça change beaucoup. Et encore l’estimation considérée la plus défavorable au nucléaire ne reprend pas les estimations de la Cour des comptes mais considère que se passer du nucléaire coûterait environ 5Mds € de plus par an5.

Au-delà des jeux sur les milliards qui font tourner la tête, il y a un enseignement majeur : la France a les moyens techniques et financiers de se passer du nucléaire car un scénario 100% renouvelable est du même ordre de grandeur de coût qu’un système avec plus de nucléaire. Ce résultat est important, car il s’oppose radicalement aux analyses de nombreux commentateurs, dont Jean-Marc Jancovici qui sous-entendait dans un article de 2017 6 qu’un système 100 % EnR serait 2 à 20 fois plus coûteux qu’un système 100 % nucléaire. 7. Bref : la transition énergétique, c’est possible !

Les modes de financement de la transition énergétique

Ce travail de RTE est très intéressant, au-delà de l’orientation politique due au calendrier électoral, car il s’agit d’un travail de grande ampleur où les écologistes peuvent piocher des éléments, et pas que sur les questions d’énergie pure. Par exemple, on se rend compte au détour d’un chiffrage des différents scénarios, que RTE pose la question de la rémunération du capital. En clair : un élément très significatif pour le chiffrage de la transition énergétique, c’est de connaitre le niveau de rémunération des actionnaires en fonction des technologies.

Cela renvoie donc à un questionnement politique de notre organisation économique, d’un service public de l’énergie pour conduire la transition énergétique, de l’intervention de l’État ou des collectivités… en clair de (re)faire de l’énergie un bien commun ! Pour creuser cette question, je vous propose d’aller voir l’excellent Thread Twitter de Damien Salel @DecrypteEnergie : https://twitter.com/DecrypteEnergie/status/1453414785765216270

Quels scénarios pour les écologistes ?

Il s’avère que le 26 octobre 2021, un autre scénario de transition énergétique était présenté : celui de NégaWatt. Le scénario NégaWatt est le travail de référence pour les écologistes. Il est porté par une association qui depuis des années fait la preuve qu’une France 100% énergie renouvelable et sans nucléaire… c’est possible ! Ils sont bénévoles mais avaient commencé a travailler sur le sujet bien avant RTE, ce qui explique qu’ils sont aujourd’hui bien plus avancés. Leur scénario intègre notamment tout un ensemble d’éléments essentiels pour conduire sérieusement la transition énergétique :

  • Critères de fiabilité des innovations technologiques,
  • Prise en compte de la relocalisation d’industries, de l’automobile aux semi-conducteurs…,
  • Travail sur la transition agricole avec une étude spécifique appelé « Afterre »,
  • Intégration de la question de l’empreinte carbone des Français (donc des émissions importées),
  • Et surtout : Intégration de l’enjeu des ressources, notamment métalliques.

Le scénario NégaWatt est un travail très fouillé qui est aussi considéré comme le plus radical dans son genre, car il met au centre la sobriété 8. Mais c’est aussi le seul scénario compatible avec les engagements européens en matière de réduction de gaz à effet de serre et le fait de rester en dessous de 1,5°C de réchauffement climatique, objectif posé par le GIEC.

« La sobriété n’est pas une somme de changements individuel mais un projet de société. […] Un scénario de transition sérieux doit intégrer les innovations du futur, mais pas reposer entièrement dessus, c’est trop risqué ! »

Christian Couturier, président de NégaWatt lors de son propos introductif le 26 octobre 2021

« Au niveau européen, les effets positifs de l’efficacité sont compensés par l’absence de sobriété ce qui explique notre stagnation en terme d’émissions et de consommation. Les scénarios ignorent trop la sobriété qui est pourtant d’une nécessité démontrée. Bref, pour préparer l’avenir il nous faut un « NégaWatt Monde » ! »

Dr Yamina Saheb, lors de son intervention a la présentation du scénario NégaWatt le 26 octobre 2021

Comme tous les scénarios, le scénario NégaWatt est politique. Il repart de nos besoins, pose comme impératif l’équité de répartition des ressources entre les humains sur la planète… Bref, il n’est pas du tout en accord avec le projet politique d’un Emmanuel Macron. Mais il est aussi celui qui nous prépare le mieux à l’avenir. Comme l’a dit une participante le 26 octobre « Prévoir c’est protéger », bien préparons ensemble un avenir sobre, heureux, respectueux des humains et de la terre, en appliquant le scénario NégaWatt !

Notes

  1. ça fait le deuxième billet d’affilée un peu technique sur l’énergie, je vous promets qu’on va rester simple et que les prochains ne seront pas sur l’énergie … ou moins 😉
  2. Pour les plus téméraires, vous retrouverez son intervention sur ce sujet ici : https://twitter.com/EmmanuelMacron/status/1447883007705104384. Écologistes sensibles s’abstenir, on est vraiment dans la novlangue et le déni climatique classique.
  3. Ce que fait très bien le scénario Négawatt dont nous parlerons en fin d’article.
  4. L’étude RTE repart non pas de l’évaluation de la Cour des comptes (de 19,1 Mds€) mais de l’actualisation plus ancienne d’EDF (de 14Mds€), à laquelle ils retranchent 30% d’économies (passage d’un prototype à une série, l’hypothèse est crédible), soit au final 9 milliard d’euros. Si on repart de l’estimation de la Cour des comptes, on peut déjà prévoir un dérapage par rapport a ce prix.
  5. Source : Futur énergétique 2050, RTE, Page 508 du rapport complet ou page 64 du rapport « Analyse économique », Figure 11.34 : « Coûts annualisés des scénarios en 2060, en fonction de la trajectoire de coûts des EnR et du nouveau nucléaire »
  6. https://jancovici.com/transition-energetique/renouvelables/100-renouvelable-pour-pas-plus-cher-fastoche/
  7. Pour ce dernier paragraphe je paraphrase voire reprends des extraits de l’excellent thread twitter de Damien Salel : https://twitter.com/DecrypteEnergie/status/1453414785765216270
  8. Le nom « NégaWatt » est d’ailleurs un dérivé de l’unité de mesure « MégaWatt », mais avec le « N » de Négatif pour insister sur les économies d’énergies.