Relire « Le Manifeste du parti communiste », avec un regard de militant écologiste

( 8 minutes de lecture)

J’ai récemment chiné un vieil exemplaire du Manifeste du parti communiste. Il n’est pas particulièrement beau, mais il propose quatre préfaces, et elles m’intéressaient. L’occasion de replonger dans ce livre. Déjà, une recommandation : lisez-le ! Un petit bijou de l’histoire de la gauche qui fait une quarantaines de pages, ça se lit vite.

Le texte date de 1847. 175 ans après, que pouvons-nous tirer de ce texte, que peut-il nous apprendre sur les luttes et les enjeux contemporains ? Quels enseignements les écologistes peuvent tirer en terme d’organisation de ce mouvement qui a marqué le paysage politique mondial ? Je vous propose ici ma lecture, n’hésitez pas à partager les vôtres. L’écologie n’appartient pas aux écologistes, le communisme n’appartient aux communistes, alors allons-y !

Parler de son époque

Les premières phrases du livres semblent tourner en dérision la peur qu’inspire le communisme. De fait, les auteurs assument qu’en choisissant de se désigner comme communistes, ils cherchent à s’approprier un terme a priori péjoratif. En cela, le texte répond à l’actualité, aux débats du moment. Le Manifeste du parti communiste est un livre ancré dans son époque. Il cherche à la décrire, à l’expliquer. Il cherche à caractériser ce qui se passe dans la société et notamment à montrer que les maux du moment sont liés aux modes de production.

Travailler ainsi à décrire son époque en des termes accessibles est très puissant : cela permet de proposer au plus grand nombre une grille de lecture de la société, et ainsi permettre à chacun et chacune de s’approprier ces concepts. Et c’est bien l’idée du Manifeste du parti communiste : donner en quelques dizaines de pages un souffle nécessaire pour renverser l’ordre établi.

Les divisions pertinentes de la société

La grande idée de Marx et Engels, c’est bien sûr de faire de la lutte des classes un outil politique. Entendons-nous : les classes sociales existent, c’est une réalité. Mais leur proposition est d’en faire un outil de lutte politique. Une division presque binaire de la société, qui permet de facilement mobiliser un bloc.

Ce qui est intéressant, c’est la place que donnent les auteurs à la classe moyenne, qui à l’époque n’était pas autant un enjeu politique car elle n’était pas un étendard de la gauche comme elle l’est aujourd’hui, et elle représentait une moins grande part de la population, du moins dans l’imaginaire collectif1. La classe moyenne donc est vue comme conservatrice par rapport au changement, car, potentiellement aux portes de la bourgeoisie, elle aspire à y entrer et donc elle préfère voir le système actuel perdurer. Le parallèle avec aujourd’hui est frappant : les médias ont fait croire au plus grand nombre qu’ils sont dans la “classe moyenne”, et certaines réformes de la transition écologique sont décrites comme menaçant cette classe moyenne. C’est bien pour casser cela que les écologistes cherchent à mener une guerre culturelle contre le consumérisme : notre bonheur et la reconnaissance sociale ne doivent plus passer par la consommation de biens.

La question pour les mouvements écologistes, c’est quelle division pertinente de la société proposer ? Quelle analyse faire de la situation qui pourrait se résumer aussi simplement et ainsi emporter la mobilisation ?

  • Une branche de l’écologie politique provient de l’altermondialisme. Dans ce mouvement, “l’ennemi” est le capitalisme mondialisé, les grands groupes et l’impérialisme. La dénonciation des grands groupes et de leurs lobbys reste un élément fort de la rhétorique des écologistes, au Parlement européen par exemple les députés écologistes sont connus pour ça.
  • Certains auteurs modernes s’attachent à décrire des mutations plus contemporaines du capitalisme pour qualifier les individus “ancrés”, allant de l’ouvrier au patron local très impliqué dans son territoire, contre des individus “mondialisés”, qui désignent le monde de la finance, des patrons qui délocalisent des usines sans connaître le territoire, … Cette rhétorique peut être très intéressante pour les écologistes, mais ces dernières années elle a plutôt été récupérée par la droite, d’abord l’UMP puis le Front National.

Le problème, c’est que ces divisions sont relativement éloignées de la vie des gens. La luttes des classes telle qu’abordée par Marx et Engels est plus simple : le prolétariat est défini comme des gens qui doivent travailler s’ils veulent subvenir à leurs besoins ; là où la bourgeoisie n’a pas besoin de travailler, car d’autres travaillent pour elle. Les blocs sont donc définis par quelque chose qui prend une place centrale dans nos vies : le travail.

Le travail

Parler du travail en politique est important : c’est la force transformatrice qui permet de produire tout ce qui nous entoure et c’est central pour la vie de nombre de personnes. A notre époque, il manque bien sûr l’autre force transformatrice centrale : l’énergie. A certains égard, l’énergie (fossiles, renouvelables, …) a remplacé la force de travail humaine dans bien des secteurs. Marx et Engels l’abordent bien sûr à travers la question des “machines”, mais la question de la source de l’énergie, des conséquences, et bien sûr de la pollution induite n’est pas envisagée comme un enjeu global.

Pour revenir sur le travail, le Manifeste du parti communiste a une dimension jubilatoire2, où il explique aux travailleurs et aux travailleuses leur rôle et le rôle qu’a le travail dans la société : rapporter de l’argent aux propriétaires de l’usine. Mettant des mots sur le manque de considération que les travailleurs et travailleuses ressentent. Cette question du sens du travail revient aujourd’hui, car, non content de devoir être au service des humains et non pas du profit, le travail doit aussi être « au service » de la planète. Sur ce sujet on voit aujourd’hui différentes approches : certains voulant influer au sein des entreprises en agissant sur certains critères (RSE, Ecoconditionnalité, …), d’autres estimant que des ajustements à la marge ne sont pas suffisants et préfèrent appeler à des interventions à l’échelle nationale, d’autres enfin souhaitant construire des modèles économiques alternatifs, comme dans l’Économie Sociale et Solidaire (en réalité, ces trois approches ne sont pas exclusives les unes des autres, on peut porter les trois, pour différents secteurs).

Définir son utilité

Une fois qu’ils ont posé les classes sociales et le travail comme éléments centraux des rapports dans la société, ils s’attèlent à définir le communisme. Le communisme est décrit comme un super-mouvement des luttes, au sens où il intègre et soutient toutes les luttes ouvrières. Comme le monde est divisé de manière binaire (bourgeois/prolétaires), les communistes soutiennent l’ensemble des luttes prolétaires en cherchant à leur donner un objectif plus grand, à savoir un changement de société et la fin de la société bourgeoise. On voit bien ici que c’est cette super-structure qui manque au mouvement écologiste, cet objectif clair et commun.

Marx et Engels ne sont pas à l’initiative des mouvements sociaux, ils cherchent à les structurer intellectuellement, à leur donner corps avec leur contribution, et sont eux-mêmes des acteurs et militants de ce changement. C’est ce que montre très bien l’excellent film Le jeune Karl Marx de Raoul Peck (2017) : ils ne sont pas des intellectuels « surplombants », ils sont dans les luttes, dans les assemblées générales, participant activement à la mobilisation dans différents pays autour des idées communistes.

La liberté

Les auteurs s’attaquent aussi aux critiques récurrentes de leur mouvement, comme la question de l’entrave à la liberté. Pour cela ils expliquent que la liberté bourgeoise s’oppose à la liberté individuelle des ouvriers. La liberté du commerce entrave la liberté de vie et d’avenir des ouvriers. On voit ici que l’idée de propriété est directement liée à l’idée de liberté. Le Manifeste cherche donc à s’opposer frontalement à un argument qu’on rétorque aux communistes : « Vous êtes saisis d’horreur parce que nous voulons abolir la propriété privée. Mais, dans votre société, la propriété privée est abolie pour les neuf dixièmes de ses membres. C est précisément parce qu’elle n’existe pas pour ces neuf dixièmes qu’elle existe pour vous. Vous nous reprochez donc de vouloir abolir une forme de propriété qui ne peut exister qu’à la condition que l’immense majorité soit frustrée de toute propriété. En un mot, vous nous accusez de vouloir abolir votre propriété à vous. En vérité, c’est bien ce que nous voulons. »

Ici nous pouvons évidement faire un parallèle avec les reproches faits aux écologistes qui veulent changer les modes de vie pour préserver l’environnement. C’est sans doute l’idée d’abondance qui pourrait se substituer à celle de propriété : à longueur de plateaux télé, on nous annonce vouloir préserver l’abondance de la société productiviste contre les méchants décroissants, mais en réalité la majorité des habitant.e.s de cette planète ne vivent pas, ou pas autant, dans cette société d’abondance. Ce n’est donc pas LA société que les écolos-sceptiques veulent préserver, mais LEUR société.3

L’État et l’intérêt collectif

Ce qui caractérise aussi le Manifeste du parti communiste, c’est que nombre de solutions passent par l’État. Entre le mouvement social et l’organisation nationale, les auteurs développent peu la question des organisations intermédiaires, des espaces de démocratie plus locales comme la commune. Cela vient sans doute du fait que Marx faisait des critiques acerbes des penseurs anarchistes de son époque, notamment Proudhon, qui eux pouvaient défendre des formes de démocraties plus locales. Des penseurs contemporains, on peut par exemple penser à Murray Bookchin qui a élaboré l’idée de municipalisme libertaire, imaginent un système de démocratie directe qui se baserait sur l’échelon communal.

Ça peut paraître bien théorique toutes ces histoires, mais ça donne lieu à des questions très concrètes : un échelon local est-il capable de représenter l’intérêt général ? Par extension, faut-il lui confier des responsabilités élargies ?4

Prendre le pouvoir au niveau de l’État semble être l’unique horizon proposé par Marx et Engels, avec la caricature qu’on fait parfois du “grand soir”, le jour où tout bascule. Les écologistes de leur côté ont une culture plus « communaliste » : agir en local, construire des alternatives, … sur bien des sujets, cela amène à des incompréhensions ou des désaccord5.

Les 10 points du Manifeste du parti communiste

La force aussi du Manifeste, c’est d’arriver à synthétiser ses propositions en 10 points, qui, appliqués aux sociétés modernes (de l’époque) occidentales, résume ce qu’il ‘faudrait faire’. Avec bien sûr la question moderne : quels seraient nos 10 points pour une société écologiste ?

Je vous remets ici les 10 points du Manifeste, tant il est intéressant de voir une pensée bien résumée en 10 propositions extrêmement fortes et structurantes :

  1. Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de l’État.
  2. Impôt sur le revenu fortement progressif.
  3. Abolition du droit d’héritage.
  4. Confiscation des biens de tous les émigrés6 et rebelles.
  5. Centralisation du crédit entre les mains de l’État, au moyen d’une banque nationale à capital d’État et à monopole exclusif.
  6. Centralisation entre les mains de l’État de tous les moyens de transport et de communication.
  7. Multiplication des manufactures nationales et des instruments de production ; défrichement des terres incultes conformément à un plan d’ensemble.
  8. Travail obligatoire pour tous7, constitution d’armées industrielles, particulièrement dans l’agriculture.
  9. Combinaison de l’exploitation agricole et industrielle ; mesures tendant à faire disparaître graduellement la différence entre la ville et la campagne.
  10. Éducation publique et gratuite de tous les enfants. Abolition du travail des enfants dans les fabriques, tel qu’il existe aujourd’hui ; éducation combinée avec la production matérielle, etc., etc.

A quand le Manifeste du Parti Écologiste ?

Il y a aujourd’hui de brillants et brillantes penseurs de l’écologie politique et du socialisme. Mais, à ma connaissance8 , aucun qui cherche à allier tous les pans de la mobilisation comme Marx pouvait le faire : être capable de produire une analyse du système économique en plus de 1000 pages (”Le Capital”), tout comme un manifeste de 40 pages pour le plus grand nombre, être dans les luttes de son époque, tout en ayant le souci de l’international et des luttes dans les autres pays, et finalement marquer une époque par sa pensée.

Les mots, les concepts, les idées, les méthodes de Marx et Engels sont intéressants et nécessaires pour penser notre monde contemporain, mais pas suffisants : dans une version moderne, il faudrait actualiser l’analyse du travail, dont la structure a beaucoup changé en 175 ans, et intégrer plus explicitement la question environnementale. Certains diront que les écrits de Marx permettent déjà d’intégrer la question environnementale, et c’est vrai, on peut penser par exemple à la manière dont il analyse les ressources indigènes d’un territoire, en opposition avec une économie basée sur des ressources importées. Mais ça mériterait quand même d’en faire un élément plus central et d’inclure la pollution comme un enjeu mondial9. Bref, qui est motivé pour nous écrire le « Manifeste du parti écologiste » ?

D’autres productions de ce mouvement politique doivent nous inspirer, comme “L’internationale ouvrière” : ce mouvement transfrontalier qui se rassemble autour d’un socle de valeurs et de méthodes. La culture et les idées-mêmes de l’écologie politique ne sont pas à l’uniformisation et aux structures descendantes, comme ont pu l’être certaines internationales, mais c’est tout de même une approche qui ferait sens pour un mouvement politique, l’écologie politique, qui a prétention à s’attaquer a un sujet éminemment international. Bref #2, qui est motivé pour nous écrire “L’Internationale Écologiste » ?

Notes

  1. Voir sur ce sujet l’épisode d’Ouvrez les Guillemets : La lutte des classes: parce que c’est notre projet
  2. Et, faisons une deuxième référence à Usul avec l’excellent épisode d’Ouvrez les Guillemets : Marxisme : et si, finalement, vous étiez communiste?
  3. Sur ce sujet, vous pouvez (re)lire mon billet de blog sur
  4. Sur les questions de transition énergétique, c’est crucial, mais ce pourrait être un sujet pour un autre billet
  5. avec encore une fois l’exemple de l’énergie ; décidément il faudra s’attaquer a ce sujet centralisation/décentralisation dans l’énergie !
  6. Attention ici pas de confusion, on parle bien d’émigrés et non immigrés. Les émigrés sont les partisans de l’Ancien Régime réfugiés à l’étranger pendant la Révolution française, ou du moins des personnes qui se seront expatriées. La version moderne de cette proposition serait : “confiscation des biens des exilés fiscaux”
  7. Il s’agit ici d’une référence à celles et ceux qui ne travaillent pas : les bourgeois.
  8. Et n’hésitez pas a m’en faire part si vous pensez que je le trompe.
  9. Vous savez, le réchauffement climatique, tout ça, … ;)