Nos années les plus heureuses
En France, les vieux sont heureux. C’est ce qui ressort d’une étude de 2008 de l’INSEE 1 : “Schématiquement, le sentiment de bien-être commence par décliner jusqu’à la quarantaine environ pour amorcer ensuite une nette remontée conduisant à son apogée au cours de la soixantaine.”
Ce bonheur, il est dû à un « nouvel âge » de la vie, créé grâce à la retraite. Un âge où certain.e.s reçoivent suffisamment d’argent pour vivre, ont de l’énergie pour faire des choses dans la société, bref pour vivre non plus juste pour travailler, mais vivre pour vivre. Ce constat cache bien sûr une forte disparité sociale, car comme l’avait pointé Libération : un quart des plus pauvres n’atteignent pas l’âge de 62 ans, alors que c’est 5% pour les plus riches. Il y a donc une profonde inégalité sociale dans l’accès à ce “troisième âge de la vie”.
Il n’empêche, les moyennes sont là : la période 60-75 ans est la plus heureuse pour les Français.e.s. Or le principe de la réforme des retraites actuellement proposée, c’est de faire peser des économies dites “nécessaires” (alors qu’elle ne le sont pas) sur ce seul âge de la vie : l’État nous impose deux années de travail en plus pour payer son refus de chercher d’autres sources de revenus (et elles existent) et pour payer ses cadeaux au plus riches2. Et après ils disent ne pas vouloir “augmenter les impôts”. Mais c’est pire qu’un impôt : on nous taxe du temps de vie, et, en plus, du temps de vie heureux. Ils nous volent des années de bonheur.
Ode à nos retraités
Autre élément dont on ne parle pas assez : nos (jeunes) retraités sont super utiles à la société ! Nombre d’associations, de gardes d’urgence de petits enfants, de partis politiques reposent sur l’investissement de personnes qui, à la retraite, ont de l’énergie, donnent du temps pour les autres. Ce troisième âge de la vie, il a une vraie utilité pour la société. “Prendre” deux années dans ces âges, c’est léser d’autant toutes ces activités. Mais, dans le fond, elles ne sont pas comptabilisées économiquement et c’est peut-être ça le problème : payer quelqu’un pour garder vos enfants, c’est une activité prise en compte dans le PIB, demander à Papy ou Mamy de le faire, non. Le bénévolat dans une association n’est pas comptabilisé non plus.
Ce moment de retraite active pour la société, c’est donc un moment d’activité non-marchande. Un période où, rémunéré par le collectif, chacun peut faire ce qu’il veut mais bien souvent est utile à la société (parce que, quand on a le choix de faire ce qu’on veut, on fait souvent le choix d’être utile aux autres). Avec ce décalage de l’âge de la retraite, ils vont nous enlever des années très utiles pour la société. Ils nous volent nos années d’activités non-marchandes, nécessaires à la société !
Note : Outre les deux arguments principaux développés dans ce billet, il y en a bien sûr de nombreux autres sur le modèle social, l’injustice et l’inutilité de cette réforme. Pour en savoir plus, je vous encourage à découvrir les interventions de l’économiste Michaël Zemmour qui développe cela avec un grand brio.
Mais à quoi sert donc l’économie ?
Il y a toute une littérature, principalement écologiste, qui questionne le rôle et le but de l’économie dans la société. Ce sont souvent des ouvrages liés à l’idée de décroissance, dont un des derniers en date, “Ralentir ou périr, l’économie de la décroissance” de Timothée Parrique (Seuil, Septembre 2022), commence justement avec ce questionnement autour de ce à quoi sert l’économie. Sortant d’une vision productiviste classique 3, il nous en propose une nouvelle définition : “L’économie serait l’organisation collective du contentement, ou du moins des conditions matérielles de celui-ci.”
Car si on donne comme objectif à l’économie d’augmenter le PIB, ou à une réforme des retraites de diminuer la dépense publique, on arrive forcément à des résultats qui sont des contre-sens écologiques et humains, comme l’augmentation du temps de travail. Mais si on se donne comme objectif le bonheur… Si le but de l’économie devient de produire des choses pour répondre à nos besoins tout en maximisant le bonheur… Alors d’autres perspectives s’ouvrent : on ira intégrer l’utilité sociale du temps bénévole, on cherchera à diminuer le temps de travail, … Car oui, travailler moins est bon pour notre bonheur. On le voit chez nombre de personnes qui, quand leur revenu et leur métier le leur permettent, font le choix de passer à temps partiel, ou encore explorent d’autres dimensions 4
En synthèse : Il nous faut affirmer une utilité à l’économie, autre que produire des trucs, montrer qu’on est les meilleurs, faire de la croissance… et faire de l’austérité. Et il nous faut affirmer que cette réforme, en plus d’être injuste, brutale et inutile, va nous voler nos années les plus heureuses et parmi les plus utiles pour la société.
Notes
- https://www.insee.fr/fr/statistiques/1372954?sommaire=1372956
- A noter que, vues les réformes de ces dernières années, je considère que ce propos n’est pas du tout caricatural.
- il propose d’ailleurs cette savoureuse image pour fustiger les teneurs d’une croissance infinie : “On peut faire l’analogie avec un jeune adulte qui, venant de terminer sa croissance s’entêterait à vouloir gagner en taille, sans comprendre que, passé un certain âge, grandir ne se mesure plus en centimètre”
- Comme le révèlent certains écrits récents de chercheurs : https://www.courrierinternational.com/article/interview-travailler-moins-pour-vivre-heureux