Énergie : La décentralisation sans la privatisation !

( 6 minutes de lecture)

Pourquoi la décentralisation ?

Le grand moment de « transition énergétique » que nous sommes en train de vivre conduit à déclencher une phase importante de décentralisation :

  • D’un système de production électrique basé principalement sur quelques dizaines de sites (nucléaires) et dont le fonctionnement repose sur de l’importation de combustible de l’international, nous devons passer à des milliers de sites de production (solaire, biomasses, éolien, …) dépendant avant tout d’une gestion locale (pour le développement et l’entretien).
  • D’une programmation énergétique gérée de manière centralisée, la question énergétique va être de plus en plus dépendante des politiques publiques locales, notamment pour la maîtrise et l’équilibrage.
  • Et enfin, la transition énergétique exige avant tout de réduire notre consommation d’énergie, ce qui dépend d’un certain nombre de choix politiques où les déterminants locaux sont nombreux : la rénovation thermique dépend de politiques portées par les collectivités locales pour l’information et l’accompagnement, de politiques de développement économique portées la Région, et bien sûr de l’action d’un ensemble d’acteurs privés qui interviennent tout au long du projet.

La décentralisation de notre modèle énergétique1 est donc consubstantielle de la transition énergétique, que ce soit pour des questions de technologies ou pour des questions de gouvernance.

Mais … cela passe aujourd’hui par la privatisation

D’un modèle étatique et centralisé (la plupart des installations de production d’électricité sont gérées par l’État), on passe donc à un modèle décentralisé… mais aussi en grande partie privatisé ! La majorité des projets d’énergies renouvelables sont développés et possédés par des acteurs privés.

Politiquement c’est risqué, car ce sont des installation très sensibles. Pas à l’échelle individuelle (une éolienne ou un panneau solaire ne représente que très peu de danger) mais collectivement. Les choix de gestion, d’entretien ou de maîtrise des coûts ressortent d’une gestion collective.

De plus, il faut prendre conscience qu’il y a de l’argent à se faire sur le marché des énergies renouvelables. Et c’est encore plus vrai avec la crise énergétique : en 2023, les énergies renouvelables vont rapporter 15 milliards d’euros à l’État (quand on prend les taxes et reversements auxquelles on enlève les aides versées au secteur). On estime d’ailleurs qu’en mars 2023, le secteur des énergies renouvelables aura remboursé l’ensemble des aides qui lui ont été versées depuis le début des aides2. Bref, les énergies renouvelables, ça rapporte “un pognon de dingue”. A mon sens, il faut que ces marchés profitables viennent financer d’autres aspects de la transition énergétique aujourd’hui moins rentables : efficacité, flexibilisation du réseau, stockage… et bien sûr politiques publiques de sobriété !

Si on reprend cela en termes « marxistes » : la production d’énergie renouvelable et sa vente génèrent de la plus-value, celle-ci est captée par les investisseurs des parcs qui sont majoritairement des banques privées, voire des fonds de pensions étrangers. L’éolien ou la méthanisation, comme d’autres, connaissent ce processus de financiarisation, c’est-à-dire que les projets sont transformés en un produit financier comme un autre avec les dérives qu’on connaît : perte de valeur pour le territoire et les travailleurs et travailleuses, logiques et choix « gestionnaires » plutôt que pour l’intérêt général… Paradoxalement, ce processus est amplifié par le développement de “produits bancaires verts”, qui doivent beaucoup à la prise de conscience écologique : les banquier.e.s cherchent un débouché aux “placements verts” qu’iels vendent à leurs clients.

Nationalisation ou municipalisation ?

Pour exprimer qu’il faut que quelque chose passe (ou repasse) sous gestion publique, un des termes employés presque comme synonyme est souvent celui de “nationaliser”. On parle parfois de l’intention de renationaliser les autoroutes par exemple. Mais en disant cela, on oublie d’autres formes possibles de gestion publique d’un bien commun, comme la gestion locale.

Cette gestion locale peut être entièrement portée par les collectivités locales de premier niveau (mairies, communautés de communes), par d’autres échelons territoriaux comme le Département ou la Région, ou par des instances parapubliques comme les syndicats d’énergie 3, ou par des structures hybrides rassemblant citoyens et professionnels (associations…).

Se créer un patrimoine énergétique public (Acheter son appart ou le louer ?) – Aujourd’hui, la métropole “loue” aux territoires environnant (à l’échelle nationale) des outils de production de l’électricité. En l’occurrence des centrales nucléaires, gaz et charbon principalement. Cette “location”, c’est la facture d’électricité : 30 millions d’euros par an pour la collectivité Nantes Métropole, mais surtout 1,3 milliard d’euros par an pour l’ensemble de notre territoire (donnée de 2016). Devenir propriétaire de moyens de production d’énergies renouvelables, ce serait aussi faire baisser cette « fuite » d’argent qui part en fonctionnement, pour au contraire investir collectivement, en pariant sur un marché en pleine expansion mais qui a besoin de soutien. Les citoyen.ne.s les plus aisé.e.s connaissent bien cette question, car iels se la posent par exemple quand iels choisissent ou non d’acheter un logement : on peut payer un loyer tous les mois à un propriétaire ou au contraire créer son patrimoine. Pour les individus, la question centrale est de gérer le nécessaire apport en capital ainsi que le remboursement des prêts. Pour une métropole, les questions sont finalement les mêmes, auxquelles il faut ajouter celles des moyens, notamment humains, pour faire.

A noter que cette idée d’un modèle énergétique basé sur les collectivités n’est pas nouveau… car c’est comme cela que l’électricité s’est développée en France avant l’arrivée d’EDF 4. Les réseaux d’élu.e.s locaux sont d’ailleurs à l’origine d’importantes innovations sociales comme la péréquation tarifaire 5 6.

Donc : (1) l’échelon local a toujours eu un rôle majeur dans le développement et les choix énergétiques ; (2) historiquement cela a été dans le sens d’une politique sociale de l’énergie ; (3) cela fait sens, d’un point de vue technique, que les collectivité aient la main sur la question énergétique.

Être fournisseur d’énergie ?

Il y a une forte inquiétude et incertitude sur une potentielle augmentation long terme des prix de l’énergie et sur leur volatilité à moyen terme. Entre la libéralisation de ce marché, la fin du tarif régulé qui se fait pressentir… c’est un risque qui aurait de fortes conséquences sociales et qui doit amener une réponse politique. Être fournisseur d’énergie peut permettre en théorie d’être un acteur de stabilisation, ainsi que d’engager les citoyens. L’approche “consom’acteur” reste une entrée facile et mobilisatrice. La facture d’électricité peut être un formidable outil de mobilisation et de pédagogie, comme ce que fait Enercoop aujourd’hui.

Pour autant, entrer sur ce marché demande énormément de capitaux (au regard des échelles dont on parle ici). Le modèle fait qu’il est difficile de trouver un équilibre, et pourrait être structurellement déficitaire, surtout si l’on vise à vendre de l’énergie peu cher ou avec un tarif dégressif en fonction des revenus (ce que Enercoop avais essayé au début, sans succès car le système était trop déficitaire). C’est donc une perspective intéressante mais qui demande du temps, une structure préexistante et surtout de posséder des moyens de productions avant de se lancer : c’est le cas de Energia dans le Pays basque. Ce fournisseur local coopératif est en place depuis longtemps, a accès à des moyens de production peu chers et amortis (les barrages) et a donc trouvé un équilibre. Aujourd’hui les acteurs qui pourraient le plus facilement être fournisseurs d’énergie sont ceux qui ont déjà suivi ce modèle, comme certains syndicats d’énergie ou des SEM historiques de certains territoires.

Synthèse : recréons un EDF … décentralisé !

Comme sur nombre de ressources stratégiques, nous devons refaire de l’énergie un bien commun. Cela passe notamment par une gestion commune des infrastructures et par une collectivisation des bénéfices qui donnerait une capacité à développer des filières moins rentables mais nécessaires.

Cet élan passe donc par un investissement fort des collectivités territoriales, notamment les métropoles et communautés de communes, dans le développement et la possession des infrastructures énergétiques. C’est en cours, notamment avec un positionnement des syndicats d’énergie sur ce sujet, ou la création de structures parapubliques comme des SEM. Le mouvement s’opère naturellement car il est techniquement logique et en lien avec le fait que la transition énergétique passe par une décentralisation massive : de la production, de la gestion… mais aussi de la planification.

Il nous faut accompagner cela d’une vision politique renouvelée du modèle énergétique. Car cette décentralisation ne doit pas passer, comme c’est aujourd’hui la tendance de fond, par une privatisation. Affirmons notre souhait d’avoir un outil public, un service public local de l’énergie, un sorte d’EDF7, décentralisé et à l’échelle locale.

Cette vision politique est une étape nécessaire pour les écologistes : nous avons créé des alternatives au modèle existant dans les niches qui existaient pour pousser la transition énergétique. “Enercoop” a pu se développer car il y a eu la libéralisation du marché de l’énergie. Est-ce à dire que nous défendons la privatisation de l’énergie ? Non, nous défendons un mode de gestion différent, coopératif et horizontal. Et il en va de même pour les énergies citoyennes.

Les formats que pourraient prendre ces modèles seront évidemment variés, avec des structures parapubliques ou des « communautés d’énergies renouvelables », qui restent à inventer. Mais nous devons en tout cas affirmer notre volonté de (re)faire de l’énergie un bien commun, et cela passera dorénavant par sa municipalisation !

Sources et notes

  1. Dans les exemples, j’ai surtout parlé d’électricité mais c’est valable pour les autres énergies comme le gaz ou les carburants.
  2. Ces chiffres et annonces sont à prendre avec des pincettes, car c’est des choses “qui se disent” dans le milieu des énergies renouvelables, quelques articles en parlent mais je n’ai pas retrouvé la source primaire de l’information. Si vous l’avez je suis preneur !
  3. Oui je sais que les syndicats d’énergie sont des EPCI, mais nous sommes dans un article qui vise à limiter les sigles et les questions juridiques, donc je fais ce raccourci avec cette appellation un peu erronée.
  4. Vous retrouverez d’ailleurs cette histoire sur le site de Nantes Patrimonia (https://patrimonia.nantes.fr/home/decouvrir/themes-et-quartiers/electricite.html) ou plus détaillé dans : “Des ateliers de lumière : histoire de la distribution du gaz et de l’électricité en Loire-Atlantique” par René Sauban, Université de Nantes, Université Inter-Ages, Nantes, 1992 (pas évident à trouver, je peux vous le prêter)
  5. « Le principe de péréquation tarifaire signifie que deux consommateurs ayant le même profil de consommation, avec le même fournisseur et la même offre, se verront facturer le même tarif, quelle que soit leur localisation géographique sur le territoire français » (D’après Une histoire de la péréquation tarifaire, du site observation-electricite.fr : https://observatoire-electricite.fr/politique-energetique/article/une-histoire-de-la-perequation-tarifaire)
  6. En guise de source et pour aller plus loin sur cette thématique, je vous recommande l’article de 2007 de François-Mathieu Poupeau, qui revient en détail sur cette histoire : “La fabrique d’une solidarité nationale. État et élus ruraux dans l’adoption d’une péréquation des tarifs de l’électricité en France”, François-Mathieu Poupeau dans Revue française de science politique 2007/5 (Vol. 57), pages 599 à 628.
  7. dans sa première version de grand service public de l’énergie, pas la pieuvre actuelle qui mêle intérêts privés et entreprise public et lobbies

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