Dans son livre « Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression », François Héran nous guide pour « discuter en toute liberté de liberté d’expression ».
Pourquoi le lire
La liberté que nous invite à prendre François Héran dans ce sous-titre « discuter en toute liberté de liberté d’expression » est en rapport à deux références, qui ne sont pas situées sur le même plan : les terroristes islamistes qui veulent imposer leur vision du monde par la peur, d’une part, et certains courants de pensée, teneurs d’une laïcité identitaire – « entière » – qui cherchent à imposer une vision partielle de nos libertés, d’autre part.
François Héran va souvent nous guider dans ce débat à travers des exemples de positions et la restitution de débats auxquels il a pu lui-même participer, voire utiliser l’ouvrage pour répondre à ses détracteurs. Pour les néophytes du sujet, cela a le bénéfice de rendre le sujet didactique et la lecture simplifiée. François Héran ne semble pas un acteur neutre dans ce débat, il fait partie du débat et l’anime aussi de ses contributions.
Ce livre n’impose pas de vision, il nous pousse à réfléchir sur des sujets complexes. Il nous donne des outils de critique et de prise de recul sur des questions aussi essentielles que la liberté et la laïcité. Il nous montre que – nous aussi – nous avons le droit d’avoir un avis sur ces questions philosophiques et politiques. C’est exactement ce qu’on attend d’un livre qui parle de liberté : il nous offre la liberté de discuter de liberté d’expression.
Introduction
L’introduction du livre est constituée du texte publié en octobre 2020 : La « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie, Ou comment réfléchir en toute liberté sur la liberté d’expression« 1. C’est un véritable guide pédagogique sur comment aborder ces questions de laïcité et liberté d’expression avec des étudiants, quelques jours après l’horrible meurtre de Samuel Paty.
La lettre nous fait prendre du recul sur ce tumulte des débats qui lient laïcité, terrorisme et liberté. Elle montre aussi que plonger dans l’histoire nous permet de nous rassurer : nombre de débats modernes ne sont pas nouveaux, et des écrits de plus de deux siècles doivent nous servir de base pour éclairer l’avenir2. L’auteur nous amène à nous interroger sur des nombreuses idées que nous avons pu entendre, mais que nous n’avons pas pris nécessairement le temps de questionner.
Genèse / Octobre 2020 : crime et boniments
Pour expliquer ses choix dans la lettre introductive et nous reposer le contexte, il entre dans le vif du sujet : l’horrible meurtre de Samuel Paty et les évènements qui en ont suivi. Comme beaucoup de personnes, il ne voit pas de lien logique entre l’islamisme terroriste et les questions de laïcité, alors que cela a précisément été la réponse du gouvernement. Il montre, aussi, la précipitation dans les réactions médiatiques et la confusion que cela a créé, notamment pour les professeurs qui devaient expliquer cette situation à leurs élèves en prenant, eux, le recul historique nécessaire.
Ce que j’en comprends et retiens, c’est que cette offensive pour une laïcité « entière », en tout cas cette manière caricaturale de la porter, va en quelque sorte à l’encontre de notre liberté : liberté de croire ; liberté d’exprimer des idées, toute personne qui dérogerait à leur définition de la laïcité se voit qualifiée d’anti-républicain ; attaque de l’esprit critique, avec le fameux « islamo-gauchisme qui gangrène l’université » ; dissolution à l’emporte-pièce d’associations qui n’avaient pas de lien direct avec les évènements…
1 / L’insoutenable paradoxe de la liberté obligée
Cette liberté obligée, c’est celle de soutenir le blasphème, l’injure aux religions et principalement à l’islam. Non pas le droit au blasphème, mais bien le soutien en tant que tel aux propos et caricatures parfois insultants. Il s’appuie notamment sur une analyse des caricatures et un débat entre caricaturistes pour montrer qu’on peut parfaitement être en désaccord avec les caricatures de Charlie Hebdo, sans soutenir des terroristes.
L’auteur nous amène donc à sortir d’un débat binaire ou finalement peu d’entre nous se retrouvent pleinement. A ce stade du livre, il n’en est qu’à revendiquer ce droit de condamner fermement et sans aucune ambiguïté les actes terroristes, tout en se gardant le droit de désapprouver, personnellement, certaines caricatures ou propos polémiques.
2 / Liberté de conscience et liberté d’expression : Le défi des tours jumelles
Au centre d’une société démocratique il y a les libertés. Avec, d’après l’auteur, deux principales – la liberté de conscience et la liberté d’expression – dont découlent de nombreuses autres comme la liberté de la presse. Nous voilà donc partis dans une histoire des idées – assez technique, mais toujours didactique – où les différentes positions sont d’abord incarnées lors des débats liés à la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen en 1789. Assez vite est identifiée la tension entre la liberté d’expression des uns et la liberté de conscience des autres, avec des questions centrales sur la religion. Puis le débat est incarné autrement, avec le rôle des institutions et notamment la Cour européenne de justice qui est garante d’un texte qui trouve des sens bien différents, selon les pays.
Il finit son chapitre en rappelant que nos droits sont indissociables les uns des autres. Mettre la liberté d’expression sur un piédestal sans respecter la liberté de conscience serait contraire aux droits de l’Homme. Cette forme de préférence pour certains droits aux détriment de d’autres, c’est malheureusement ce qui gagne notre société : « Depuis la campagne des primaires de la droite et du centre en 2016-2017, le programme des candidats LR (Les Républicains) a rejoint celui du Rassemblement National pour demander le retrait de la France de la Convention européenne des droits de l’Homme. La France renégocierait ensuite son retour moyennant l’abandon de toutes les clauses qui lui déplaisent3. Sur le sujet qui nous concerne ici, la tentation apparaît de « faire son marché » dans le catalogue des droits et libertés. […] Cette critique du « droit-de-l’hommisme » oublie un principe majeur : les droits sont indivisibles, c’est-à-dire interdépendants.«
3 / Croit-on les croyances détachable des croyants ?
Cette partie passionnante pose la question du lien entre la croyance et les croyants. Derrière il y a bien sûr la question de savoir si en attaquant ou critiquant une religion, on s’en prend uniquement à un ensemble d’idées ou plus directement aux croyants. Ici l’auteur cherche à écarter une forme de défense qu’il semble trouver un peu facile, et que semblent utiliser certains et certaines qui « critiquent les religions » avec vulgarité4, mais qui disent ne pas s’en prendre aux croyants. Cette question est centrale, car si on dissocie totalement les deux, alors la liberté d’expression et la liberté de conscience sont deux choses sans lien.
Cette partie permet d’ouvrir sur le respect que nous nous devons les uns aux autres en démocratie : « [Des personnes] de sensibilités […] différentes ressentent négativement la dérive actuelle d’une célébration unilatérale de la liberté d’expression au mépris de la liberté de conscience ou du respect d’autrui. [Cela] devrait nous faire réfléchir : cette dérive laisse de côté de vastes secteurs de la population, pas seulement les musulmans. Croit-on sérieusement que l’argument spécieux consistant à détacher les croyances des croyants soit de nature à resserrer le lien social ? […] J’observe […] qu’on cherche aujourd’hui à nous inculquer […] l’idée qu’on pourrait outrager à l’envie les croyances tout en respectant les croyants et l’illusion que la République resterait respectable si les citoyens n’avaient aucun respect pour les convictions d’autrui.«
4 / Histoire coloniale et discrimination, le double déni
Cette dernière partie vise à sortir d’un débat conceptuel pour revenir aux réalités, à l’ampleur des phénomènes et aux chiffres, en invalidants au passage nombre d’idées reçues que l’on entend dans les médias ou les tribunes :
- L’islamophobie n’existe pas : l’auteur rappelle le passé hautement islamophobe de la république.
- Les études intersectionnelles gangrènent la recherche : A propos de l’intersectionnalité, il rappelle que c’est avant tout un outil d’étude important : étudier les cumuls de causes de discrimination (par exemple : être une femme, avoir la peau noire, être une femme à la peau noire) relève d’une nécessité scientifique et non d’une approche idéologique.5
- Les études décoloniales sont racistes : A propos des études décoloniales, il dément formellement les accusations de racisme, renvoyant les détracteurs à une forme de dogmatisme républicain : « Taxer de racisme les chercheurs qui s’emploient à décrire la mécanique du racisme est aussi absurde que d’accuser les criminologistes d’être criminels ».
- Le racisme systémique n’existe pas : aujourd’hui largement nié par le pouvoir en place, l’auteur rappelle la différence entre une persécution – qui implique la volonté de nuire, comme l’a fait le régime de Vichy à l’encontre de nombreuses minorités et notamment les juifs – et une discrimination – qui se constate et se mesure dans ses effets. L’idée de systémie renvoie non pas à une intention organisée, mais à une réponse du système qui n’est pas adaptée.6
Le livre se conclut par un souhait que l’État prenne ses responsabilités face à tous ces enjeux de liberté et de respect mutuel. « Préparer les jeunes à entrer dans un monde pluriel et pluraliste ne peut plus se faire en imposant d’autorité des contenus« . On peut faire un parallèle ici avec la « polémique » qui avait eu lieu à Poitiers entre la secrétaire d’État Sarah El Hairy et des jeunes venus réfléchir aux questions de liberté et de laïcité. Mme El Hairy est tombée dans tous les pièges cités dans ce livre : police des mots – avec un refus de parler de violence policière, « car la police est républicaine » – approche de la laïcité comme figée et dogmatique et non comme un espace de débat, … hors : « La lutte contre les discriminations de toutes sortes, y compris islamophobes, doit s’intensifier. On ne réglera pas la question par une police des mots au service du déni. […] Le programme est tracé. Reste à l’accomplir.«
Notes
- Sur la vie des idées, site internet et espace de débat rattaché à l’Institut du Monde Contemporain (Collège de France) et dirigé par Pierre Rosanvallon : https://laviedesidees.fr/Lettre-aux-professeurs-d-histoire-geo-Heran.html
- Même si on s’éloigne un peu du sujet, je retiens notamment une citation de Paul Ricoeur sur la question de « compromis » : « Le compromis, loin d’être une idée faible, est au contraire extrêmement forte. Il y a méfiance à l’égard du compromis, parce qu’on le confond trop souvent avec la compromission. La compromission est un mélange vicieux des plans et des principes de référence. Il n’y a pas de confusion dans le compromis comme dans la compromission. Dans le compromis, chacun reste à sa place, personne n’est dépouillé de son ordre de justification ». Un parallèle intéressant est fait avec l’accusation en « complaisance » dont certains font l’objet. »
- en l’occurrence, il s’agit de l’article 8 sur le respect de la vie de famille, qui permet le regroupement familial.
- Avec tout de même une question sous-jacente : quand Michel Houellebecq dit « la religion la plus con c’est quand même l’islam » – ou autres attaques coutumières de cette religion – est-ce vraiment une « critique de la religion » au même titre que celle que des philosophes ont pu faire pendant des siècles, ou est-ce simplement un exercice d’insulte et de vulgarité ? (Oui, c’est une question rhétorique)
- Études à l’appui, il rappelle les avancées majeures qui ont permis ces approches. Des études ont permis de montrer que lors d’un recrutement, des personnes racisées pouvais être discriminées en raison uniquement de leur religion (l’islam) et que l’effet cumulé d’être une femme était très fort (Claire L.ADIDA, David D.LAITIN, Marie-Anne VALFORT, « Identifying barriers to Mulslims integration in France » Proceeding of the National Academy of Sciences, 28 décembre 2010)
- Nous le comprenons d’ailleurs aisément pour d’autres minorités : un bâtiment public non accessible à une personne en situation de handicap est une discrimination qui peut être systémique, sans qu’elle soit intentionnelle.