Les écologistes sont-ils liberticides ?

( 9 minutes de lecture)

Les écologistes se voient souvent attaqués sur le fait que leur projet serait liberticide. Or l’écologie politique est un projet d’émancipation et de conquête de liberté durable et collective. Derrière cette question donc, il y a surtout des libertés qui s’entrechoquent. Petit tour d’horizon.

A lire certains titres de journaux, voilà que les écologistes seraient devenus des tyrans, imposant par la contrainte leur vision étriquée du monde.

La publicité un brin racoleuse d’Europe 1
Les couvertures de Valeurs Actuelles (hebdomadaire d’extrême Droite) nous ont habitués à ce genre d’accusations
Le gouvernement (ici Jean-Baptiste Djebbari, ministre délégué aux transports). La difficile défense de la coquille vide de la loi climat a amplifié ce genre d’attaques, au début de l’année 2021.

Voilà qui est plutôt surprenant. Surtout que l’écologie politique s’est construite en lien avec des courants libertaires, et que dans ses luttes internationales elle défend le droit d’autodétermination des peuples, donc la liberté populaire. Y a t-il eu une forme de dérive liberticide de l’écologie politique ? (Non).

Et puis ces gens qui marchent pour le climat, ces personnes qui ont été tirées au sort pour constituer la Convention citoyenne pour le climat et qui demandent plus de contraintes sur la société pour respecter la planète… Pourquoi veulent-elles créer plus de contraintes ? Serions-nous tombés, par un hasard improbable, sur 150 personnes peu attachées aux idées de liberté ?

En bref : c’est quoi leurs problèmes aux écolos avec la contrainte, et pourquoi il aiment embêter tout le monde ?

Avec nos limites planétaires : des libertés qui s’entrechoquent

Je ne m’aventurerais pas dans une approche philosophique de cette question. Nous allons donc plutôt regarder quels types de libertés s’entrechoquent :

  • Liberté future contre liberté présente
  • Liberté ici contre liberté là-bas
  • Liberté des riches contre liberté des pauvres
  • Liberté du consommateur contre liberté du citoyen
  • Liberté des entreprises contre liberté des hommes et des femmes

Ma conviction est que derrière l’accusation de « liberticide » se cache une vision très dogmatique de la liberté. Le but de cet article est de renverser cette accusation et de montrer que ce sont celles-et-ceux qui ne veulent rien changer qui sont dangereux pour nos libertés.

Liberté futures contre liberté présente

Une première chose qui frappe, c’est la temporalité. La dégradation de nos écosystèmes et le gâchis à outrance de nombre de ressources non-renouvelables, comme les métaux1, mettent en danger les générations futures. Ce renversement est au mieux un changement de modèle et d’organisation de notre économie, au pire un recul majeur de nos libertés individuelles et collectives. Poussant le raisonnement à l’extrême on pense bien sûr à l’imaginaire de l’effondrement, où on verrait advenir un écroulement de la civilisation, des services publics, de la démographie, etc. Sans en arriver là, on voit bien que les questions des libertés que l’on veut conserver aujourd’hui – et donc des contraintes que l’on veut éviter aujourd’hui – peuvent obérer – limiter ou diminuer – les libertés dans le futur.

C’est une réalité, quel que soit le sérieux que l’on accorde aux théories de l’effondrement, quel que soit le niveau d’espoir que l’on a dans de nouvelles prouesses technologiques qui pourraient nous sauver. Il est normal que de jeunes générations ne veulent pas que leurs chances de pouvoir répondre à leurs besoins et vivre heureux soient réduites à peau de chagrin.

Et puis quand bien même cet effritement des libertés futures n’arrivait jamais : cette épée de Damoclès au-dessus de nos têtes empêche nombre de personnes de vivre pleinement leur vie aujourd’hui. Étienne Klein, philosophe des sciences et physicien, s’en inquiète en disant qu’il y a un effritement des gens qui « croient en l’avenir », avec des imaginaires sur le futur qui semblent de plus en plus défaitistes. Combien de jeunes en « quête de sens », de personnes éco-anxieuses… Si la stabilité de la société repose sur quelques « libertés » du présent auquel il faudrait renoncer, cela n’en vaudrait-il pas le coup ?

Si la diminution de la pollution nous impose de changer nos modes de déplacement, quitte à devoir nous réorganiser autrement et à ne plus aller faire de week-end à Barcelone pour 35€ aller et retour, … mais que ces changements permettent à des générations d’être humains de vivre dans un système planétaire en équilibre, ça vaut peut être le coup ?

Bref la fracture générationnelle sur cette question doit nous pousser à nous demander : et si c’étaient les « autres » les « liberticides » ? C’est cette interrogation qui a poussé une partie du débat à cristalliser autour de la figure du « boomer » : la génération du baby boom, de la liberté individuelle, de l’énergie abondante, qui refuserait de changer. Il ne s’agit pas de s’en prendre à des personnes, mais de peut-être admettre qu’il y a des mouvements et des changements dans la société et que mettre la liberté individuelle au-dessus de tout, c’est peut-être conservateur et marqueur d’une certaine génération.

Liberté ici contre liberté la-bas

La question territoriale est centrale aussi dans ce débat. La transition écologique a pour l’instant grandement contribué a exporter des pollutions : des usines voulant se libérer des « contraintes » sociales, d’un droit du travail protecteur et d’un droit environnemental complexe, partent dans des pays qui n’ont ni l’un ni l’autre. D’un point de vue économique, l’absence de loi environnementale est d’ailleurs une ressource.

Le changement climatique, ce sont des modifications de nos écosystèmes qui vont impacter d’abord les plus pauvres et l’hémisphère sud. Parce que les populations les plus pauvres de cette planète habitent des pays « du sud »2 mais aussi parce que de nombreuses zones géographiques pour qui les changements climatiques auront le plus d’impact y sont situés. Et ce sont les sociétés occidentales qui sont le plus responsables de cette situation.

Issu du rapport du Commissariat général au développement durable – « Chiffres clés du climat : France, Europe et Monde, ÉDITION 2019 »

Les émissions de Gaz à effet de serre par habitant nous montrent l’inégalité des responsabilités dans le réchauffement climatique. Ces chiffres datent de 2012 et depuis les émissions de Gaz à effet de serre ont fortement augmenté.

Empreinte carbone française, issu du rapport du Commissariat général au développement durable – « Chiffres clés du climat : France, Europe et Monde, ÉDITION 2019 »

La majorité de nos émissions de Gaz à effet de serre est importée.

René Dumont, premier candidat écologiste à la présidentielle (en 1974), portait haut et fort ce combat international, la dénonciation de cette inéquité territoriale. Dans « l’Utopie ou la mort », il n’a même pas besoin de mettre le réchauffement climatique au centre de son discours : les questions de ressources, d’exportation de nos pollutions locales et d’oppression de populations pour soutenir notre train de vie fastueux suffisent à son argumentaire. Notre liberté de consommer « ici » obère le futur et la liberté de vivre ailleurs.

Liberté des riches contre liberté des pauvres

Même au sein d’un pays, les responsabilités ne sont pas équivalentes en terme d’émission de Gaz à effet de serre. Et le raisonnement est le même : les personnes avec le moins de moyens auront plus de mal à faire face à une crise majeure, dont en plus elles sont moins responsables à l’origine. Les 10% les plus riches émettent en moyenne plus de 2 fois plus de Gaz à effet de serre que les 30% les plus pauvres. Ne nous le cachons pas : ce sont bien les plus riches qui doivent changer le plus de mode de vie, pour le bien commun.

Il est intéressant de voir que celles-et-ceux qui attaquent l’écologie politique comme étant liberticide sont issus de mouvements assez conservateurs, au sens de protéger l’ordre établi. Derrière cette attaque, donc, il y a une volonté de ne pas trop voir le monde changer. Dans son livre « Réconciliation », Abd Al Malik dénonce parlant de la crise Covid ces « discours pleins de bons sentiments des politiques et des élites sur l’avènement d’un monde d’après, qui – cherchez l’erreur -, s’il devait advenir n’irait sans doute pas dans leur sens ». Il en est de même pour l’écologie : il nous faut reconnaître que les classes sociales n’ont pas la même responsabilité dans les causes du dérèglement climatique et le besoin de changement. Finalement, de qui protège-t-on la liberté en ne changeant rien ?

Analyse de l’empreinte carbone par décile, annuellement et pour la France. Graphique issu du rapport « Faire sa part ? Pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l’état face au changement climatique » qui reproduit de données de : Paul Malliet, 2020, « L’empreinte carbone des ménages français et les effets redistributifs d’une fiscalité carbone aux frontières », OFCE Policy brief 62, 8 janvier.

Liberté du consommateur contre liberté du citoyen

Dans les accusations d’une écologie qui rogne sur nos libertés, on fait souvent référence à une liberté de consommateur et une liberté très individualiste : partir en voyage, consommer, acheter des objets, manger des bonnes choses… Nos libertés sont beaucoup plus larges que cela : l’accès aux ressources de bases pour vivre dignement, la liberté d’opinion, la liberté d’expression…

Cette liberté du consommateur repose beaucoup sur notre société d’abondance, abondance directement liée à l’accès à une énergie bon marché, les hydrocarbures, et notamment le pétrole3. Sur le lien entre liberté et abondance, et comment cela est entré dans nos mœurs, c’est le livre de Pierre Charbonnier « Abondance et liberté » qui m’a mis sur la voie. Mes compétences en philosophie ne me permettent sans doute pas de pleinement approfondir, mais à mon humble niveau l’introduction et la conclusion (beaucoup plus accessibles) m’ont déjà largement donné à penser.

La prise en compte de la question environnementale dans nos vies change beaucoup de choses. Dans nos manières d’organiser notre économie, de travailler, de vivre, de faire société. L’enjeu est de choisir collectivement les modalités de cette transformation écologique, pour préserver au maximum nos libertés collectives et ce sera peut-être au détriment de quelques libertés consuméristes. Si nous ne faisons pas cela, cette transition s’imposera à nous, la répartition des ressources se fera selon « le marché » (donc pour les plus riches), et il y a fort a parier que nous aurons tous perdu beaucoup plus.

Liberté des entreprises contre liberté des hommes et des femmes

Finalement, dans ce débat sur la liberté, nous pâtissons bien souvent d’un grand mélange des genres et des disciplines. L’avènement d’Emmanuel Macron en France a vu se construire un grand discours de liberté sur tous les sujets : liberté des flux, des capitaux, des hommes et des femmes, des entreprises, de l’innovation, …

C’est dans cette matrice, par exemple, que le refus des écologistes des accords de libre-échange est impensable. Ces accords augmentent les flux de matière autour du globe, augmentent les émissions de gaz à effet de serre, mais dans leurs discours : Accord de libre échange = Plus de liberté. Plus de liberté pour les entreprises = Plus de libertés pour les hommes et les femmes. C’est la même rhétorique qui est utilisée contre les lois limitant la place de la publicité. Une contrainte au monde de l’entreprise serait une contrainte sur les individus.

Il convient de casser ce lien. Une contrainte sur les structures va leur permettre d’évoluer, de changer. Une entreprise n’a pas à revendiquer de liberté en tant que telle, les libertés doivent être conquises pour les êtres humains. Mettre plus de contrainte sur les entreprises pour qu’elles intègrent mieux leurs externalités négatives (le coût environnemental de leurs pollutions par exemple) est nécessaire et cela est une condition de plus de libertés pour les hommes et les femmes.

Conclusion et ouverture : La « Liberté » (individuelle) nouveau point de repère de la république ?

Ces attaques sur les libertés montrent deux choses.

D’abord que celles et ceux qui accusent aujourd’hui les écologistes d’être liberticides n’ont pas cerné l’ampleur du problème, ni l’enjeu. Ce sont des accusations incantatoires qui ne relèvent pas d’une réflexion profonde, mais plutôt d’un mécanisme de défense, d’une peur de voir le monde changer, peut-être vers quelque chose où ils et elles seraient moins en situation de pouvoir. C’est la pleine définition du conservatisme en politique.

Ensuite, cela relève l’étroitesse d’esprit avec laquelle nos libertés sont aujourd’hui envisagées. Dans une série d’articles pour Mediapart, Fabien Escalona montre comment les libertés individuelles ont pris aujourd’hui une place centrale dans la conception de la « République », par certains notamment à droite, au détriment de libertés populaires et collectives. Cet individualisme nous met des œillères, et c’est un prisme néfaste pour penser le monde de demain. Beaucoup veulent calculer « leur » bilan carbone, mais cela ne doit pas être une excuse pour ne pas voir que c’est notre organisation économique et sociétale qui est remise en question.

Dans ma conception, les écologistes combattent l’individualisme pour préserver nos libertés.

Notes

  1. Si vous alliez répondre « attends, les métaux on les recycle », je vous recommande d’aller lire ou regarder le travail de Philippe Bihouix
  2. Cette notion est largement questionnable car les pays « du sud » ne sont pas uniformes bien évidemment
  3. Pour s’assurer de ce lien entre consommation d’énergie et société de consommation, vous pouvez aller voir une conférence de Jean-Marc Jancovici qui reste le meilleur dans le domaine. Prenez tout de même soin de prendre du recul sur sa défense de l’industrie nucléaire : Nucléaire et climat : quelques arguments

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